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Philosophie à vivre avec Roger Dadoun :

extrait de "PHILOSOPHIE HOSPITALIERE POUR TOUS le 06-05-2007 :

"Souffrances, harcèlements, violences, incertitude, entre vie et mort, sérénité"

"SOUFFRANCES

Plutôt que de proposer, comme c’est souvent la coutume, une vision synthétique et unificatrice de la souffrance, qui ferait violence à une réalité qui doit demeurer « en souffrance », il a paru plus opportun de laisser le sujet se fragmenter en une « mosaïque d’éclats » (Artaud), susceptibles d’éclairer des perspectives diverses, voire insolites, en conformité avec l’intitulé qui met « Souffrances », au pluriel et sans article défini. Dix-sept points ont pu ainsi être dégagés – qui, à demeurer hétérogènes, conflictuels et en suspens, pourraient susciter, comme nous le souhaitons, interrogations et objections.

1. De la prudence - On conviendra, et c’est peut-être déjà un premier point de convergence, que lorsqu’il est question de souffrance, il faut y aller doucement, c’est-à-dire prudemment, c’est-à-dire avec prudence. Ce terme de « prudence », si prudemment avancé, doit être pris dans son sens le plus fort (c’est le moins qu’on puisse faire, s’agissant de cette réalité forte appelée « souffrance ») - un sens fort qui va au delà du sens banal. Dans l’usage courant, la prudence désigne une attitude d’attente, de retrait, d’abstention, de méfiance, de refus du risque, de pusillanimité même. En revanche, sachant l’usage qu’en a fait la philosophie antique, grecque et romaine, avec notamment les Stoïciens, la prudence apparaît comme une vertu primordiale, caractéristique de ce qui fait la force et la grandeur de l’homme – et qui intervient tout particulièrement dans la lutte contre la douleur et la souffrance, avec le projet de s’en rendre maître. Les termes grecs de sophrosynè et phronésis désignent aussi bien le mouvement de l’âme, la vertu de « prudence », justement, que le but recherché et le résultat obtenu, à savoir la « sagesse » ; ils couvrent divers facteurs tels que stade d’équilibre, santé, force d’âme, maîtrise de soi, censés avoir pour effet de tenir à distance, sinon en échec, la douleur et la souffrance. C’est une conception à la fois psychologique, éthique et philosophique, qui a fait l’objet de nombreuses études érudites (parmi les plus récentes, par exemple, La prudence chez Aristote), et qui a trouvé des partisans dans toutes les époques ultérieures (on pense à Montaigne, notamment), soucieux avant tout d’affronter et de « gérer », comme on dirait aujourd’hui, la souffrance et la mort - laquelle, incontournable horizon de la souffrance, lui donne sa ténébreuse et menaçante coloration (Mais comment ne pas rappeler, ici, ce propos de Michelet : « La mort ne fut jamais notre objection sérieuse, mais la douleur est une grave, cruelle, terrible objection. »).

2. De la sagesse - Mon propos n’est pas de philosopher (encore que toute approche de la souffrance implique une référence métaphysique, qui demeure presque toujours implicite ou latente), ni de préconiser, à la manière antique, une certaine sagesse. Ce mot de « sagesse » apparaît presque, aujourd’hui, comme une incongruité, au point qu’on n’ose plus guère le prononcer, sauf à le renvoyer à ses lointains amis (les « amis de la sagesse », autrement dit les « philo-sophes », ceux qui « aiment », philein, la « sagesse », sofia), ou à le reléguer dans des réseaux de croyances où voisinent assez confusément spiritualité, mystique, exotisme, secte et gourou … Mais un pareil lexique nous entraîne déjà sur une pente d’imprudence, alors que cet exposé s’ouvrait sur une promesse de prudence. Celle-ci, si l’on ne vise pas une sagesse trop difficile à cerner et encore plus difficile à atteindre et aujourd’hui presque anachronique, consisterait, modestement, en une attitude pratique et raisonnée qui permettrait d’avancer sur des bases suffisamment assurées, de relativiser les définitions, de suspendre les interprétations voire les simples jugements, et de préserver , dans la mesure du possible, une confrontation permanente avec ce que la réalité peut présenter d’irréductible, si tant est que l’on puisse reconnaître quelque chose de tel. On pourrait poser, par exemple, d’entrée de jeu, que la souffrance est quelque chose d’irréductible - mais la prudence nous incite à dire que cela même n’est pas aussi sûr qu’on le croit, et qu’il vaut mieux attendre pour voir ce qu’il en est.

3. Attention et refoulement - Une approche prudente de la souffrance conduit à avancer, prudemment il va s’en dire, un certain nombre d’indications, qui ont rapport, autant que possible, avec des pratiques concrètes, susceptibles de recueillir un assentiment général, on dirait aujourd’hui un « consensus ».On peut déjà admettre, au moins à titre d’hypothèse de travail, que la souffrance est une donnée constitutive, caractéristique, de la réalité humaine –ce qui demande, aussi, à être vérifié. En tout état de cause, considérée ici comme une expérience vive (expérience que nous partageons tous, indiscutablement, qu’elle nous soit propre, c’est-à-dire subjective, ou qu’elle touche autrui, on pourrait dire, sans connotation morale, « altruiste ») et objet d’étude (c’est la motivation majeure, la raison d’être des présentes interventions, en précisant que cet objet veut déboucher sur une pratique), elle retient et requiert une attention aiguë et durable. Or cela, contrairement à ce que l’on aurait tendance à croire, ne va pas de soi. Dès lors, il y aurait lieu de se demander, d’une part, si l’une des attitudes les plus courantes ne consiste pas précisément à détourner son attention de la réalité souffrante, selon un processus que l’on peut nommer, sans entrer dans plus de précision, dénégation (« il n’y a pas »), occultation (« je ne vois pas ») ou refoulement (« je ne sais pas de quoi il s’agit ») (me revient à l’esprit, pour illustrer cette forme de rejet, le vers qui sert de leit motiv au poème de Federico Garcia Lorca relatant la mort du toréador, « Llanto por Ignacio Sanchez Mejias » : « le sang… ! Non, je ne veux pas le voir » - « ! Oh sangre dura de Ignacio… No, ! ! Yo no quiero verla !!), et d’autre part, et cela peut nous mener bien loin, se demander si une des fonctions de la souffrance, en focalisant cette fois l’attention sur elle-même, ne consiste pas à détourner cette dernière de divers autres aspects de la réalité, et à fonctionner comme « divertissement », dans l’acception de Pascal (un qui s’y connaissait en souffrance), comme substitut, ou fuite, ou comme leurre – remarque qui risque, à nouveau, de nous faire commettre des imprudences.
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4. Du principe de délicatesse - Il n’est pas imprudent, en revanche, de remarquer que l’attention portée à la réalité souffrante tend à susciter une attitude de type compassionnel, ou plus exactement le sentiment, préalable à la compassion, le pré-sentiment, une pré-compassion, si l’on peut dire, nous incitant à aborder la souffrance avec tact, doigté, j’oserais dire, pour me répéter, avec prudence, ce que l’on pourrait nommer, d’une manière un peu floue, approximative, « esprit de finesse » ou peut-être, quelque chose de plus affiné et plus, nécessairement, délicat, le « principe de délicatesse ». Comme pour l’attention, à laquelle elle demeure liée, la délicatesse n’est pas toujours au rendez-vous, loin s’en faut, et l’on pourrait même, poussant l’adversité plus avant, évoquer l’intervention d’un « esprit de perversité » qui fait de la souffrance sa cible privilégiée, sa pâture souveraine (emprise du pouvoir, sadisme de la domination) ou sa misérable pitance (envie et ressentiment poussant à s’acharner sur autrui). Mais enfin, à s’en tenir à une expérience commune immédiate, fût-elle apparente seulement, superficielle le plus souvent, verbale ou gesticulatoire nourrissant une théâtralité de la souffrance, il semble bien que la souffrance appelle et offre une certaine chance à un esprit de délicatesse, et tout particulièrement, faut-il le souligner ou au moins l’espérer, chez ceux qui ont à traiter la souffrance, ou à traiter de la souffrance.
 
5. Affect fondamental - En s’en tenant aux données immédiates les plus élémentaires de la conscience, on constate que la souffrance est une expérience psychologique qui s’inscrit sur le registre de ce que l’on peut nommer, indifféremment, quelles qu’en soient les nuances, émotion, affectivité, sensibilité. C’est une émotion ou un affect fondamental, que l’on présente fréquemment associé à son double opposé, le plaisir. Plaisir et douleur, c’est un couple classique (tout comme l’âme et le corps, l’amour et la haine, Corneille et Racine, Laurel et Hardy, Dr Jekyll et Mr Hyde, références bien différentes qui soulignent la prégnance de cette structure duelle dans la psyché ; Platon, déjà nommé, parle de l’ « hydre bicéphale du plaisir et de la douleur »). Pour illustration : le psychiatre et psychanalyste américain Thomas Szasz, qui a beaucoup écrit sur les maladies mentales, titre un de ses ouvrages Douleur et plaisir (Payot, 1986). Notons en passant que « douleur » est donné comme équivalent, synonyme de souffrance – on verra ce qu’il en est. Bref, on peut dire, en conservant une définition traditionnelle et sommaire, présente dans maints textes de psychologie classique et de philosophie, que la souffrance est une affection de l’âme (encore faut-il faire remarquer, en passant, que certains dictionnaires ou manuels de philosophie ignorent, curieusement, les mots « douleur » ou « souffrance » – par exemple, Dictionnaire de philosophie, coll. « Références », Nathan).

6. De l’âme et du psychisme - On jugera sans doute imprudent de notre part d’avoir introduit le mot « âme », qui fait problème, et risque de nous fourvoyer dans l’impasse de la dualité philosophique (encore une) entre le matérialisme, qui nie l’existence de l’âme, et le spiritualisme, qui en fait l’essence même de la nature humaine (le plus souvent en relation avec la création divine, l’âme étant présentée comme étincelle du divin dans l’homme). C’est là un débat séculaire qu’il vaut mieux éviter – sauf à signaler d’éventuels recoupements et interprétations impliquant la réalité de la souffrance. « Âme » désigne ici, simplement, les expériences psychologiques, conscientes ou inconscientes, intellectuelles ou affectives, rationnelles ou irrationnelles, intuitives ou réfléchies, que nous éprouvons tous, à différents niveaux, sans qu’on puisse les ramener intégralement à des états du corps connus. Ce plan psychique est celui, par exemple, où nous nous situons présentement, si l’on prend acte de nos états intellectuels tels qu’écouter, analyser, comprendre, critiquer ( qui supposent, assurément, de multiples et très fins mécanismes bio-chimiques du cerveau – reste à définir exactement lesquels, on en est encore loin), de nos états affectifs, tels que plaisir, tristesse, ennui, et peut-être souffrance, je m’en excuse (qui mettent assurément en œuvre de multiples et très fins mécanismes hormonaux et neuro-végétatifs), de nos état imaginaires, tels que rêveries diurnes, fantasmes, fantaisies, etc. Dans toutes ces activités dites psychiques, il ne fait aucun doute que du biologique, de l’organique, du somatique, est impliqué, mais les liaisons, en dépit de réels progrès accomplis notamment avec les neuro-sciences, demeurent singulièrement obscures, et on ne peut donc faire autrement que de prendre acte de l’autonomie des manifestations psychologiques. Psychique, psychologique, ainsi que psychisme et psyché, ou esprit aussi, sont des termes qui visent à écarter la notion d’âme avec ses trop fortes connotations spiritualistes. De récentes traductions des textes de Freud proposent l’adjectif « animique », sur la base du latin « anima », âme. (« Anima », comme dimension psychique, avait été utilisée par le psychanalyste Jung pour désigner la partie féminine de l’âme humaine, qui forme couple avec « animus », la dimension virile).

7. Corps & âme - Il n’était pas imprudent d’introduire le mot « âme », puisqu’il a permis de donner des précisions indispensables et souvent déterminantes dans toute analyse et discussion – l’expérience ayant largement démontré que ces fameux dialogues dont on nous rebat les oreilles demeurent dialogues de sourds du fait que chacune des parties entend des choses différentes pour les mêmes mots employés. (Péguy avait fait en 1904 une conférence sur l’Anarchisme : il était arrivé avec des dictionnaires en disant à ses auditeurs surpris qu’il voulait s’en tenir au sens le plus strict et le plus commun des termes). Mais, pour notre propos, particulièrement, le mot « âme » est utile en ce qu’il fait couple antagoniste avec « corps » : il y aurait donc d’un côté le corps, l’organisme, la chair, de l’ordre du biologique, charnel, matériel, dégradable et mortel ; de l’autre l’âme, spirituelle, immatérielle, immortelle. Cette division, adoptée ou non selon les croyances de chacun, nous intéresse ici en tant qu’elle trouve une forme de projection dans la division que l’on peut établir entre douleur (du corps) et souffrance (de l’âme). On a vu que, très fréquemment, le terme « douleur » couvrait la totalité des affects de type négatif ou ressortissant au « mal » (voilà un terme qui balaie large, et qu’on ne manquera pas de retrouver à divers carrefours), quitte à se subdiviser en douleurs physiques et douleurs morales – le physique, le moral, voilà encore un couple bien installé, avec une tendance croissant de « moral » à céder la place à « mental », qui a la nette préférence des journalistes sportifs.

8. De la douleur et des souffrances - En respectant autant que possible la ligne de prudence évoquée au début, on peut au moins faire les constats suivants : nous disposons de deux termes pour désigner les affects pénibles : douleur et souffrance ; il est courant d’utiliser indifféremment l’un ou l’autre, avec une plus grande fréquence de « douleur » , qui englobe « souffrance » (l’inverse est plus rare) (je viens de lire, dans un journal satirique, à propos d’un homme politique condamné, ce propos d’une ministre : « c’est un homme très sensible » - noter cette référence à la « sensibilité »- « je sais qu’il vit douloureusement cette période ») ; « douleur » se subdivise en douleurs physiques, afférents au corps, et douleurs morales, relevant du psychique – à partir de quoi on pourrait formuler les interrogations suivantes : ne faudrait-il pas distinguer nettement douleur et souffrance, en faire deux ordres différents, deux modes du vivre, deux modalités existentielles distinctes, n’ayant ni même tonalité, ni même envergure, ni mêmes implications ? Par ailleurs, « souffrance » étant adopté comme caractéristique de l’ordre psychique, doit-on admettre une appellation unitaire, la souffrance, ou s’en tenir à la perception d’une pluralité de formes, les souffrances, en éliminant même l’article défini « les », et poser simplement : « souffrances » ? (une réponse, par provision en quelque sorte, a été donnée dans le titre de cet exposé.)
Nous conviendrons, dès à présent, de nommer « douleur » ce qui est physique, et « souffrance » ce qui est psychique. Paradoxalement, l’assimilation entre les deux ordres, qui aboutit à négliger l’autonomie du psychique, prend appui sur le psychique même ; elle tient moins compte de l’origine, de la source, de l’ancrage des affects que de leur qualité psychique commune, que l’on peut rendre par l’expression « avoir mal » ou « se sentir mal » : « avoir mal au ventre »  ou au talon, « talalgie », ou « avoir le mal de vivre », « être mal dans sa peau », « cette injure me fait mal », etc. ont ceci de commun que le sujet est affecté, subit un trouble, pâtit, du grec patein, sentir, éprouver, qui donne « patient » ; c’est donc bien la texture psychique, le fait de conscience – ou d’inconscient – qui reste l’élément dominant.

9. Du psycho-somatique - Cette quasi confusion entre douleur organique et souffrance psychique trouverait aisément argument dans les liaisons, solidarités et intrications existant entre les deux éléments, aspects que l’on considère comme ressortissant à la psychosomatique. Il est difficile de contester les interférences : une douleur physique, surtout lorsqu’elle persiste ou atteint certains organes, notamment dans la vie de relation (par exemple organes des sens, organes sexuels, mais aussi, plus sourdement, organes internes), a des répercussions au plan psychique, allant jusqu’à perturber la perception de soi et la vision du monde, qui prennent les couleurs sombres de la dépression et de la mélancolie ; réciproquement, une situation psychique pénible, dans les activités, professionnelles ou autres, les relations, proches ou lointaines, l’environnement (bruit, pollution, vitesse, stimulations), est susceptible de produire des altérations organiques durables. Pour certains auteurs, les facteurs psychiques (traumatismes, contraintes, pressions, milieu en général) joueraient un rôle déterminant dans l’étiologie des maladies organiques (le psychanalyste Wilhelm Reich parle de « Biopathie du cancer », « biopathie » désignant globalement les déficiences et agressions caractéristiques d’un mode de vie). A l’inverse, pour des auteurs qui ont aujourd’hui le vent en poupe et contestent notamment les interprétations psychanalytiques qui donnent la primauté au psychisme, les troubles psychiques (schizophrénie, autisme, etc.) auraient une origine organique bien précise encore mal connue, mais décisive.
Nous nous sommes là aventurés bien loin, ce qui montre que la prudence n’a pas servi à grand chose ; nous nous retrouvons sur un terrain instable et miné, qui est celui des troubles psychiques – dont tout de même une des caractéristiques majeures est d’être étroitement associée à la souffrance ; peut-être même s’agit-il d’une des souffrances les plus aigües que puisse connaître l’être humain (pour celui qui en souffre et pour ceux qui en sont proches). Mais ne faudrait-il pas admettre que c’est tout le domaine de la souffrance qui se trouve être un terrain instable et miné – menaçant, à tout instant, de s’effondrer, travaillé par des secousses sismiques où le sujet perd ses biens, ses repères, ses équilibres ?

10. De la qualité psychique, centripète et centrifuge - C’est l’état psychique, l’état d’âme consistant à être affecté qui pourrait permettre d’inscrire douleur physique et souffrance psychique sur le même registre. Une analyse plus approfondie de la qualité psychique de ces deux affects est-elle de nature à en établir la spécificité ? La douleur physique se présente généralement comme ponctuelle, locale : mal aux dents, mal au talon ; elle est liée à un choc, un traumatisme, un coup reçu, ou au dysfonctionnement ou dégradation d’un organe, d’un tissu : rhumatisme, cardiopathie, cancer, etc. La conscience se focalise sur l’organe lésé, s’efforce de limiter, de fixer le point douloureux – c’est vraiment « abcès » (procès, excès, succès) de fixation. Le mouvement psychique est centripète, et s’il parvient à circonscrire et fixer la douleur, il laisse l’ensemble de la conscience libre de se développer et de s’épanouir sous de meilleurs auspices. Cela, il faut le préciser tout de suite, jusqu’à un certain seuil – cette notion de seuil constituant sans nul doute un des facteurs déterminants de notre rapport aussi bien à la douleur qu’à la souffrance.
Pour celle-ci, en revanche, le mouvement de conscience serait plutôt centrifuge ; la souffrance a tendance à diffuser, à extrapoler, à envahir la totalité du champ, et cela d’autant plus rapidement et fortement que les voies sont déjà frayées, que la souffrance est liée aux rapports divers que le sujet entretient avec soi-même, avec les autres, avec les objets, avec le monde. Une des expressions parmi les plus significatives a été donnée par ce qu’on a nommé le « vague-à-l’âme » romantique : c’est l’état souffrant, souffreteux, ironisent les classiques, tel que le sujet qui en pâtit en vient à prendre à témoin la nature entière. Illustration extrême : la souffrance provoquée par la perte d’un être cher peut conduire le sujet à établir de nouvelles relations avec dieu, soit pour s’en détourner, en le rendant responsable du mal qui règne sur la terre, soit au contraire pour le rejoindre et s’en remettre à lui, en tant que consolateur suprême.

11. Coups, pertes, abandon - Penchés sur la douleur et la souffrance, on est conduit à passer ainsi de l’analogie à la différence, et on conçoit aisément que les deux termes puissent se substituer l’un à l’autre. Un philosophe célèbre, Sartre, pour montrer que l’être humain est comme jeté dans le monde, disait : « nous sommes embarqués ». C’est peu dire ; nous sommes surtout menés en bateau, dans une nef des fous qui ne cesse de tanguer, oscillant de douleur physique en souffrance morale. Nous touchons là un de leurs points communs les plus déterminants : c’est que toutes deux, effectivement, sont déterminées, sont soumises à des déterminismes, à des contraintes qu’elles ne peuvent éluder, et qui affectent, reprenons ce terme, radicalement l’être humain : ce dernier est déterminé par son corps, et surtout par les coups qu’il subit, et qu’il ne peut ni prévoir, ni contrôler, ni maîtriser. C’est ains que la douleur, en tant que donnée ponctuelle que l’on s’efforce de circonscrire, de limiter, prend place à l’intérieur des rapports que nous entretenons avec notre corps – lequel, tout en demeurant nôtre (c’est moi qui ai mal), se fait en même temps autre (d’où me tombe ce mal ?).
On peut dire la même chose, à une échelle plus large, de la souffrance psychique : elle est infligée, de l’extérieur, par des facteurs qui atteignent le sujet dans les équilibres aléatoires qu’il a pu établir avec les autres (les rapports d’emprise et de pouvoir en sont la texture la plus dense, jusque dans l’amour), avec la réalité (l’odieuse réalité, disait Péguy, et très précisément la réalité socio-historique, les « événements », comme on dit, qui fondent sur l’individu comme le rapace sur sa proie ou la faim sur le monde ; et si l’on fait le bilan des souffrances subies par l’humanité, la dimension historique a la part du lion, du tigre, même s’il est en papier), avec le monde en général, sous tous ses aspects (on sait comment les souffrances provoquées par les catastrophes dites naturelles engendrent ce mouvement compassionnel que nous avons évoqué). Ce qui semble dominer dans ces rapports si divers, c’est assurément la notion de perte. Il y a, au premier chef, cette souffrance suprême qu’est la perte d’un être cher, qui demeure telle une lésion irréparable dans la chair de l’âme, en dépit de ce fameux « travail du deuil » que le discours actuel avec prolixité emprunte à la psychanalyse.
Mais bien d’autres pertes accompagnent l’être humain dans le déroulement de son existence ; l’être humain est tout entier blason de pertes, aux couleurs plus ou moins intenses ou affadies de la souffrance : on perd un objet, un bien, auxquels on tenait ou, plus exactement qui tenaient ou se tenaient en nous, au dedans de nous, qui faisaient partie de notre être, et que nous nous efforçons, sans relâche, de remplacer ; on perd des projets, des promesses, des velléités, des ambitions, des désirs – ce qui, d’un côté, peut être un bienfait, s’il est vrai que nous ne pouvons pas tout faire, et qu’il faut décanter ; mais d’autre part, cela n’en reste pas moins perçu, qu’on le veuille ou non, comme ce qui nous a échappé, fui, abandonné, ou, qu’aussi bien, nous avons abandonné. Abandonner, voilà un terme gros porteur de souffrance, même si c’est l’impossible qu’avec juste raison nous abandonnons. En bref, pertes à perte de vue creusent en permanence notre horizon, fondrières où l’on s’enfonce sans toujours en être conscient et en évaluer l’abîme.

12. Souffrance inconsciente et souffrance-écran - Souffrir, c’est, croit-on, avoir conscience de souffrir. De même, la douleur physique suppose qu’on en est conscience – une conscience que précisément les anesthésies en tous genres s’emploient à supprimer, à noyer dans quelque cocktail savant. Peut-on souffrir inconsciemment ? C’est une question aussi obscure que grave, car s’il existe un cheminement inconscient de la souffrance, on imagine les ravages qui peuvent se produire, lorsque, un certain seuil franchi, survient brutal, inattendu, l’effondrement – maladie physique ou trouble psychique, indifféremment, qui laissent le sujet médusé. Quand on parle de souffrance inconsciente, on laisse entendre qu’il peut y avoir une refoulement de la souffrance, et c’est une voie qui mériterait d’être suivie de très près, et à laquelle on peut avoir accès, comme dans les interprétations de rêve, par le biais d’expressions, associations, opérations parallèles ou « manquées », qui conduisent, par leur répétition et leur convergence, vers ce qui peut être distingué comme noyau, ombilic de la souffrance.
On est amené, aussi, à se demander si une souffrance ne peut pas servir d’écran à une autre souffrance, plus profonde, plus radicale, dont les effets risquent d’être catastrophiques - une sorte d’homéopathie de la souffrance. Une souffrance peut toujours en cacher une autre. Mieux vaut, croit-on, une souffrance limitée, circonscrite à un objet précis, et en dernier ressort relativement maîtrisable, qu’une souffrance opaque, lourde, suspendue comme une menace, et dont la raison et l’objet se dérobent. On se tourne alors, la plupart du temps, vers autrui, pour lui demander, en quelque façon, d’administrer cette souffrance, et cela pose le problème du masochisme.

13. Du masochisme - On ne peut éviter de poser ce problème du masochisme, c’est-à-dire de cette condition singulière du sujet qui, pour atteindre censément au plaisir, passe par la souffrance, qu’il s’inflige volontairement, qu’il réclame instamment à un partenaire. Le masochisme est le plus souvent abordé sur le registre de la perversion, avec référence à la Vénus à la fourrure (j’avais tapé à la « souffrure », vraiment !) de Sacher Masoch, dont le nom a été utilisé par le psychiatre Krafft-Ebing, dans son œuvre célèbre Psychopathia sexualis, pour caractériser le trouble appelé « masochisme ». Cet aspect connaît actuellement une certaine vogue, avec les pratiques dites sado-maso, en abrégé S.M. La psychanalyse a longuement traité du masochisme, abordé notamment par Freud dans son article « le problème économique du masochisme », où il étudie la distribution de la libido dans les pratiques ressortissant au masochisme. En bref, Freud distingue un masochisme primaire, érogène (par exemple chez l’enfant, le désir d’être battu, fessé, pour avoir du plaisir) ; un masochisme féminin ; et un masochisme moral, qui déborde lui, largement, le registre de la sexualité. « La souffrance elle-même, écrit, Freud, c’est là ce qui importe » - la souffrance comme telle, aussi éloignée que possible du plaisir : « le vrai masochiste tend toujours sa joue là où il a la perspective de recevoir un coup. »
Freud inscrit le masochisme sur le registre, très largement ouvert, des « perversions » - expression qu’il est cependant plus judicieux de mettre entre guillemets, à moins d’avoir affaire à des cas extrêmes et étonnants, tel celui décrit par le psychanalyste Michel de M’Uzan dans son article « Un cas de masochisme pervers. Esquisse d’une théorie » (in La sexualité perverse, Etudes psychanalytiques, recueil collectif, Payot, 1972). C’est, pourrait-on dire, un cas-limite, dont le tableau, tel que décrit par de M’Uzan, est impressionnant : monsieur M., soixante-cinq ans, qui se traite lui-même de « putain », a « le sein droit … disparu, brûlé et arraché, l’ombilic transformé en une sorte de cratère, avec du plomb fondu dedans, des lanières découpées dans le dos, le petit orteil du pied droit amputé, des aiguilles introduites un peu partout, le rectum élargi, de nombreuses aiguilles de phonographe plantées dans les testicules, le gland du pénis fendu par une lame de rasoir, un anneau en acier définitivement accroché à l’extrémité de la verge, etc. ». Un traitement aussi violent, aussi mutilant et dégradant du corps, et du sujet avec, frappe assurément par son caractère extrême, mais surtout il expose, par sa cruauté et son exercice tranchant, le redoutable problème de la liaison, de l’intrication entre douleur et plaisir. Si l’ironie est permise en pareille occurrence, on pourrait dire qu’à force de toujours se retrouver ensemble dans les discours et les analyses, plaisir et douleur finissent par déteindre l’un sur l’autre et permuter, au point que certains sujets ne savent plus où donner de la tête et du corps.
Dans une perspective moins descriptive et plus analytique, il serait intéressant de reprendre l’hypothèse originale du psychanalyste dissident Wilhelm Reich, dans son étude sur « Le caractère masochiste » (dans son ouvrage fondamental L’analyse caractérielle, Payot, 1973). De l’analyse extrêmement approfondie d’un cas, Reich déduit que le masochiste ne recherche pas la souffrance pour elle-même et comme vecteur d’un état de plaisir, mais comme moyen de défense et de repli érotique face à une menace perçue comme redoutable, à savoir la menace d’un éclatement orgastique. Reich fait intervenir là sa conception de l’orgasme, selon laquelle le sujet, parvenu à l’acmé de la jouissance sexuelle, déborde la jouissance d’organe, la jouissance du corps, la jouissance même de la relation, pour vibrer du sentiment même de la vie. C’est à cette perspective vitale extrême que certains individus, en raison d’expériences traumatiques, cherchent à se dérober, du fait qu’ils la perçoivent comme constituant un effondrement, une annihilation de la personnalité. Pour parer à pareille éventualité, le sujet en vient à désirer et rechercher une certaine quantité de souffrance, calculée dans un protocole masochiste, qui prend même la forme d’un contrat – contrat masochiste, avec ses divers rituels, qui est effectivement caractéristique, comme l’a souligné le philosophe Gilles Deleuze, de la vision de l’écrivain Sacher Masoch.
La notion freudienne de masochisme féminin paraît, elle, encore bien plus problématique. On se demande s’il ne se ramène pas au scénario piquant mis en scène dans une chanson de Boris Vian, où la femme, implorant  « Johnny Johnny fais-moi mal », finit par obtenir satisfaction :« Il lui a fait mal, il lui a fait mal ! ». On pourrait aussi bien ramener toute la situation à ce très bref dialogue sado-maso traité sur le mode de l’ironie - le maso demandant « fais-moi mal », le sado répondant « non ».
Plus intéressant, et plus assuré, ouvrant surtout de riches perspectives pratiques , est le masochisme moral, qui nous place devant le rapport le plus large avec la souffrance, et qu’il serait légitime, à notre sens, de considérer comme une structure morale, psychologique, universelle, s’exerçant sur de multiples terrains : familial, social, politique, culturel, religieux, amoureux, etc.. Sans une certaine dose de masochisme (comme de sadisme), parvenir à un minimum d’équilibre serait impossible : tout individu, quel qu’il soit, est soumis à différentes contraintes qu’il ne peut esquiver, vit des situations où lui est imposée une certaine quantité, fort variable, de souffrance. Il lui faut, par différents procédés, manœuvres, ruses même, rendre cette souffrance, non seulement supportable, acceptable, mais aussi tournée, détournée ou retournée en plaisir ; il faut, en d’autres termes, lui injecter ou lui associer une certaine dose de libido. Ici aussi joue en particulier, et de façon prépondérante, le principe du seuil : franchi un certain seuil d’intensité, le processus d’assimilation masochique est grippé, la souffrance domine, un déséquilibre s’ensuit, des troubles se manifestent.

14. L’intensité, l’aphanisis, l’ennui - Il a été question d’intensité et de seuil. La souffrance peut précisément être traitée en tant que recherche et expression d’une intensité affective, et, comme telle, se dresse face à des états ressortissant à la fadeur ou à l’ennui. L’ennui constitue une position affective assez étrange, difficilement définissable. On pourrait l’éclairer en le rapprochant d’un état extrême et rarement pris en considération, à savoir l’aphanisis, notion élaborée par le psychanalyste Ernest Jones, biographe de Freud, qui la définit comme la peur de « l’abolition totale, et donc permanente, de la capacité (et de l’occasion) de jouir » - en un mot, la crainte de perdre tout désir. C’est quelque chose de différent de la peur de la castration mise en lumière par Freud ou de la peur, chez la femme, de perdre l’être aimé. L’ennui, avec son aspect de calme plat, de langueur, d’affadissement généralisé, apparaît comme une ébauche ou un semblant d’aphanisis ; il est comme une édulcoration, une lassitude, une forme de renoncement du désir : une certain goût de vivre est abandonné.
On a assez dit que l’être humain est, fondamentalement, un être de désir, que le désir est dans l’homme la force toute-puissante. Mais cette force, tout en étant donnée, originaire, doit être entretenue par un exercice constant, celui auquel la libido pousse (d’où le terme de « pulsion ») chaque être humain. C’est pourquoi nous voyons les individus être constamment en quête d’objets de satisfaction. Que, pour diverses raisons, ces objets viennent à manquer ou à décevoir, que la satisfaction perde de son éclat, et le sujet peut être amené à rechercher une forme d’intensité affective qui puisse faire obstacle à la dérive dans l’ennui et le dégoût d’être. La souffrance peut assumer une telle fonction, avec d’autant plus de facilité qu’elle-même, paradoxalement, contribue à sa manière à une détérioration du désir. La douleur physique, en portant atteinte aux organes, et la souffrance psychique encore plus, suscitée qu’elle est le plus souvent par des pertes et des blessures narcissiques, tendent à diminuer, même si c’est de façon fantasmatique, le potentiel d’énergie de l’individu - chute énergétique à laquelle le sujet répond, par réaction de surcompensation, en faisant jouer et en valorisant une certaine intensité de souffrance.

15. Le moi, les autres - Une autre distinction fondamentale peut être faite dans la distribution de la souffrance : il y a la souffrance propre au sujet, souffrance dite subjective, expérience personnelle, directe et exclusive, de l’individu, et la souffrance des autres. Cette distinction peut s’éclairer si on la rapproche d’un propos de Marcel Duchamp, l’apophtegme qu’il a fait graver sur sa tombe, à Rouen : « D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent. » Vérité incontestable, foudroyante : nous n’avons pas d’autre expérience de la mort que celle des autres (c’est peut-être pour cela que nous cajolons les morts, pris que nous sommes en ces deux branches opposées,: d’une part, parce qu’ils meurent, et nous laissent continuer de vivre, et d’autre part parce que, en mourant, ils nous infligent l’image de la mort, de la mort qui nous attend, ce pourquoi nous leur en voulons, et comme nous nous en voulons à nous-mêmes de leur en vouloir, nous compensons en leur accordons respect, révérence, deuil et souffrance). Cependant, à la proposition de Duchamp, il manque, croyons-nous, un petit quelque chose, mais essentiel, que nous formulerons comme suit : « d’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent » – en nous. C’est nous, tout compte fait, qui portons leur mort – et de cela aussi nous leur en voulons.
La souffrance induit un processus inverse : c’est le « moi » qui, ici, vient au premier plan. Le principe serait celui-ci : d’ailleurs, c’est toujours moi qui souffre. Certes, les autres souffrent, on le voit, et on partage même, comme on dit dans les condoléances, leur souffrance, par compassion, on devrait dire par « com-pathie », qui irait bien avec sympathie et empathie. Mais la stridence de la douleur, la déchirure de la souffrance, c’est moi seul qui en épreuve la violence, l’intensité, l’intolérable. Cette qualité subjective intrinsèque, irréductible, de la souffrance se traduit dans des expressions comme « vous ne pouvez pas savoir », « vous ne pouvez pas comprendre », « vous n’avez pas idée ». Il est déjà très difficile de se mettre à la place des autres – mais il est quasi impossible de se mettre dans la souffrance de l’autre, alors même que l’on est plongé et que l’on rame dans d’identiques situations de désastre.

16. Singularité de la souffrance - On pourrait décrire bien d’autres aspects des souffrances que subit, recherche ou administre l’être humain. Le pluriel adopté, « souffrances », serait aisément validé par les qualités multiples de souffrances que nous pouvons connaître, selon une échelle d’intensité, la qualité des objets, les statuts culturels et sociaux, les situations personnelles et la structure globale de la personne, etc. Comme on le dit si fréquemment, et à juste titre, chaque situation, chaque sujet mérite un examen particulier. Pour tout dire, la souffrance est singulière – et il n’est pas exclu qu’elle soit recherchée et entretenue pour cette singularité même qu’elle confère à l’individu. Mieux vaut paraître dans la souffrance que végéter dans l’anonymat.
Mais la souffrance est aussi universelle, elle est présente, omniprésente, dans toutes les sortes de situations qu’est appelé à connaître un être humain. D’où la tendance irrésistible à unifier ces situations souffrantes sous l’appellation unique et synthétique de souffrance, laquelle, en raison de son amplitude, de sa constance, de son incrustation humaine, s’offre avec complaisance et emphase à l’interprétation philosophique. Nous l’avons dite implicite, mais elle peut être explicitée et posée comme une perspective susceptible d’englober la totalité de l’expérience humaine. Un parcours, aussi rapide et sommaire soit-il, des expressions et productions humaines – art, littérature, images, musiques, chants, rituels, cultes, etc. – montre à quel point la souffrance s’offre en matériau d’expression privilégié, qui rivalise avec l’amour (encore que les expressions d’amour soient elles-mêmes fortement, passionnément empreintes de souffrance). Matériau d’autant plus privilégié qu’il s’inscrit dans une conception globale de la nature humaine qui fait de l’existence humaine, fondamentalement, une carrière de souffrance.

17. Métaphysiques – bouddhisme et christianisme - Derrière chaque souffrance se tient une métaphysique. Il suffit de considérer les différentes philosophies qui se sont succédées, de l’Antiquité, avec notamment les Stoïciens, à nous jours, avec par exemple l’existentialisme (« nous sommes embarqués » - dans une galère, un sinistre Huis-clos), pour en déduire que la souffrance fait partie inhérente, est consubstantielle à la nature humaine. Deux exemples s’imposent pour illustration, l’un parce que nous baignons dedans, c’est le christianisme, l’autre par son exceptionnelle amplitude, c’est le bouddhisme.
Le bouddhisme est une des plus anciennes métaphysiques. On fait remonter l’enseignement du bouddha au VIème siècle avant J.-C. Parti de l’Inde et ayant conquis la Chine et à peu près toute l’Asie, et posant actuellement des succursales en Occident, il a touché et affecté, si l’on peut dire, il touche et affecte des milliards d’êtres humains. Il pose en principe que c’est la douleur qui est la vérité essentielle du monde. Les quatre Nobles Vérités affirment : 1. « la première Noble Vérité, celle de l’université de la Douleur, enseigne que toutes les formes de l’existence sont nécessairement sujettes à la douleur » ; 2. « la seconde Noble Vérité, celle de l’origine de la Douleur, enseigne que toute douleur a ses racines dans le désir égoïste et dans l’ignorance » ; 3. « la troisième Noble Vérité est celle de l’extinction de la Douleur ». 4. « la quatrième Noble Vérité indique le chemin ou les moyens par lesquels ce but peut être atteint. Il est appelé l’Octuple Noble Chemin : Compréhension juste, Pensée juste, Parole juste, Action juste, Moyens d’existence justes, Effort juste, Attention juste et Concentration juste.(Présence du bouddhisme, 243).On peut parler d’un système fondé tout entier, au plan terrestre, à l’échelle humaine, sur la Douleur. Ensuite évidemment s’ajoutent des thèmes tels que transmigration des âmes, aboutissement au Nirvana, qui ont tendance – et c’est leur vocation – à nous éloigner du plan strictement humain.
Le christianisme, lui aussi, se porte au delà du plan humain, et de la manière la plus extrême. Pour porter à son paroxysme le principe de douleur, il intègre la souffrance dans la substance même de dieu. Il en ressort l’image d’une souffrance absolue, sans égale dans l’histoire des cultures. Le mot image convient absolument, puisque cette souffrance divine, qui culmine avec la crucifixion, s’est révélée être une source d’images intarissable, qui imprègne tout notre imaginaire. D’innombrables chefs d’œuvre, à travers les siècles, sont là pour en témoigner, ainsi que la diffusion illimitée du symbole de la croix, qui est la représentation schématique la plus parfaite de la souffrance qu’on puisse imaginer. (Un film récent, La Passion du Christ, se présente comme une exploitation intensive et systématique de cette thématique chrétienne de la souffrance – le mot « passion » étant l’intégral synonyme de « souffrance »).
Il est vrai que cette toute-puissance de la souffrance a de qui tenir, puisqu’elle remonte à l’origine même de l’humanité. Quand Adam et Eve, encore angéliques au jardin d’Eden, commettent le péché de transgression de l’ordre divin, ils connaissent qu’ils sont homme et femme et, dans le même temps, la malédiction divine les frappe, qui consiste à inscrire une souffrance extrême dans leur condition essentielle d’êtres humains : la femme, dont la fonction est d’assurer la reproduction de l’espèce humaine, souffrira dans sa chair : « tu enfanteras dans la douleur » ; et l’homme, dont la fonction est d’assurer les productions de vie pour l’espèce, dans ses activités vitales : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ».
On voit, pour terminer sur ce commencement biblique, que nous étions de toute façon mal partis. Sur cette même trajectoire incontournable de la souffrance, nous pourrions semer mille petits cailloux acérés où s’écorche vif l’être humain (je tombe, au hasard d’une lecture, sur ce propos du gaon de Vilna, un sage de la communauté juive de Lituanie, qui déclare :  « La vie est une série de tourments et de douleurs, et les nuits sans sommeil sont le lot commun », Eliyah ben Salomon Zalman, 1720-1797, in Dictionnaire du judaïsme, 344).
Ce retour aux origines signe la fin de notre analyse. Cependant, nous pourrions faire un ultime appel à la prudence, en rappelant que nous sommes restés exclusivement sur le terrain, à multiples voies il est vrai, de la souffrance, puisque tel était le propos général de ces rencontres. D’autres aspects plus réjouissants s’offrent sans nul doute à l’être humain : la joie existe, comme toute la philosophie de Spinoza a tenté d’en faire la démonstration, et l’art, lors même qu’il traite avec prédilection de la souffrance (image de la Pietà de Michel-Ange, par exemple), parvient à la transformer en tremplin pour plus d’intensité de vie ; et puis, en tout dernier ressort, on ne saurait oublier l’autre pôle magnétique de la condition humaine, cet autre affect fondamental, le plus radical de tous si l’on reconnaît que c’est lui qui assure véritablement la survie de l’espèce humaine, à savoir la tendresse."

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